Sereine Berlottier

Avec Kafka, cœur intranquille

vendredi 3 février 2023, par Sereine




Il sera ici question de fenêtres, de chambres, de Franz Kafka, et d’une mère à accompagner jusqu’au bout. Écouter une voix qui s’efface, en collectant des phrases, des images, des détails, des étonnements. Regarder dehors et dedans, en lisant et en écrivant, pour apprendre quelque chose au sujet de la peur. Tenter d’articuler, sans craindre ce qui se défait, s’émiette, s’éparpille. Et prétendre, pourquoi pas, que lire peut aider à vivre.

Sereine Berlottier, Avec Kafka, cœur intranquille, Éditions NOUS, Collection disparate, 2023
ISBN : 978-2-370841-16-2
16 €

Prix Kowalski - Grand prix de poésie de la ville de Lyon 2024.

CRITIQUES

- Article de Guillaume Richez sur le site Les Imposteurs,, 7 août 2023

- Article d’Alain Nicolas dans l’Humanité, le 1er juin 2023

- Article d’Angèle Paoli, site Terre de Femmes, 28 avril 2023

- Dans le Flotoir de Florence Trocmé, le 13 avril 2023

- Article de Bertrand Leclair dans le Monde des Livres, 7 avril 2023. « Sortir du dédale en tenant la main de Kafka "

- Article de Pascal Gibourg, sur Remue.net, le 5 avril 2023

- Article de Christian Rosset, sur Diacritik, chronique « à la frontière, 11 », le 5 avril 2023

- Article de Christine Plantec dans le Matricule des Anges, mars 2023, n°241. p.24

- Article d’Aude Pivin, sur Remue.net le 18 mars 2023

- Article de Jean-Didier Wagneur, Libération, 11 mars 2023(Cahier Livres)

- Article d’Anne Malaprade sur Sitaudis 17 février 2023



EXTRAIT

1
Tuez-moi, ou vous êtes un assassin.
On se penche, on tend l’oreille, on se demande si c’est une blague, un peu ratée, prononcée d’une voix approximative, hésitante, une voix qui n’a pas encore choisi sa texture, son intention.
À qui appartient ce visage ? Un vieux cow-boy, renversé dans le sable, une plaie sombre au flanc, et qui supplie, d’une voix grave un peu mélodramatique, ses grands yeux bleus sans larmes rivés à ceux de son ennemi, ou de son frère ? Je me demande ce que peut bien vouloir de nous cette phrase, sa torsion torturante et paradoxale. Je l’ai notée dans un texte dont il ne reste rien, sauf cette initiale, K., et quelques miettes en ruines. C’étaient de brefs récits, de minces notations suspendues, il y était question du présent, de choses qu’on fait, qu’on oublie, nager ou marcher dans un parc, tourner autour d’une statue, écouter une enfant, écrire une lettre qu’on ne terminera pas. Toutes ces petites briques solitaires s’ouvraient par le même mot, et chacune m’avait un instant parue nécessaire, suffisante, limpide. « L’écriture se refuse à moi. D’où le projet d’investigations autobiographiques. Pas une biographie, mais investigation et mise au jour des plus petits éléments possibles. Ensuite je veux me construire à partir de là comme quelqu’un dont la maison ne serait pas solide, qui voudrait s’en construire une autre à côté, solide elle, si possible avec les matériaux de l’ancienne. » J’avais recopié ce passage dans les Derniers cahiers de Kafka. Ce n’était pas tout à fait un programme pourtant, ou alors ébréché, secret, provisoire. Une attente. La forme d’une intention. Effervescente et vite fondue, qui durait le temps d’un regard, quelques lignes. Je lisais, jour après jour, à petites gorgées, comme quelqu’un dont la bouche brûle et se déchire au moindre effort. C’était peut-être une façon d’être là, en insistant pour que le corps n’oublie pas tout à fait, pas encore. Qu’il se tienne prêt. Étrange comme cette supplique, qu’avait peut-être adressée Franz Kafka à son ami Robert Klopstock un jour de juin 1924, depuis son lit au sanatorium de Kierling, traversait le siècle jusqu’à nous. On ne devrait pas rapporter de telles demandes, avais-je pensé, on devrait laisser tout ceci dans l’ombre. Mais peut-être que c’est impossible, trop brûlant. On se la repasse de bouche en bouche, comme si elle allait refroidir, muette braise. À moins que ce ne soit exactement le genre de phrase dont on a besoin, si l’on est un jeune étudiant en médecine de vingt-quatre ans, qui a fait la guerre et souffre lui-même de la tuberculose, et qu’on ait décidé de se tenir là, jusqu’au bout, près de l’ami, armé de faibles puissances et, sans doute, d’autant de morphine qu’il en faut pour défier l’injonction retorse de cette supplique.



2
« Et je courus vers la forêt dans l’obscurité totale. »



3
Combien de livres peuvent entrer dans le corps d’une femme, d’un homme, combien peuvent s’y tenir debout ? On trouve, dans les Derniers cahiers de Kafka, d’étranges phrases inachevées, privées de commencement. On se demande alors si ces phrases sont comme des vers de terre dont on raconte que, même amputés, ils continueront à vivre ou que du moins ils seront en mesure, se régénérant, de se reconstruire. On comprend bien qu’on puisse se passer de finir, ou remettre cette épreuve à plus tard, mais se passer de commencer ?



4
La mort des deux petits frères est très silencieuse, pensai-je le jour suivant. Il a quatre ans à la mort de son jeune frère Georg, emporté par la rougeole à l’âge de quinze mois. Deux ans plus tard son jeune frère Heinrich meurt à l’âge six mois. C’est un aîné qui ne cesse de redevenir fils unique. Des frères lui viennent, il les regarde, il les touche, il a temps d’observer leurs visages, leurs mains minuscules, de dire qu’il n’aime pas ce prénom, cette odeur, le médecin arrive, impuissant, les fronts se froissent, on les enterre. Des années après la mort de son fils aîné, la mère de K. écrira une brève autobiographie de deux pages, où l’on peut lire : « Nous avions six enfants, dont trois filles seulement sont encore en vie. Notre fils aîné Franz était délicat mais bien portant. Il était né en 1883 ; deux ans après nous avions encore un garçon qui s’appelait Georg. Il était beau et fort mais il mourut de la rougeole dès sa deuxième année. Puis vint le troisième : à peine âgé de six mois, il décéda d’une otite moyenne. Il s’appelait Heinrich. »



5
Un étrange rapport. Bref, dénudé, objectif. On a les dates, les prénoms. On a même les diagnostics. Ça ressemble à une rédaction, l’encre est pâle, appliquée. On ne sait pas si la plume s’est attardée un moment, s’il y a des traces de larmes sur la feuille, une légère fragmentation des lettres jetées sur la page, par endroit, à peine visible, quand elle dessine, par exemple, la majuscule de chacun de ces trois prénoms, F, G, H, un espace blanc, ou peut-être une brève rature, un repentir, la tentative de réparer quelque chose, ou de dire mieux, autrement. On ne sait rien, à partir de ces quelques phrases, de la mort de ces deux enfants, si elle les a tenus dans ses bras, ce qu’il reste d’eux dans son corps à elle.



6
Lui, Franz, l’aîné, le survivant provisoire, il a un empêchement avec le mot de maman. Mutter, en allemand, l’empêche et fait obstacle à l’amour qu’il aurait pu porter à sa mère. S’il n’avait pas fallu la nommer en allemand, tout aurait peut-être été différent entre eux, il écrit ça, dans son journal, quelque chose manque, sépare, c’est la langue qui met en défaut, qui désaccorde : « La mère juive n’est pas une « Mutter », cette désignation par le mot « Mutter » la rend un peu bizarre […] non seulement un être bizarre mais aussi une étrangère ».



7
Debout, la main droite tenant fermement le licol qui enserre la tête d’un gros bélier en peluche, le regard doux, coupe au carré, le trait un peu irrégulier de la frange qui tombe sur son front, le voici qui regarde ailleurs, lèvres tendues, fines, obéissant aux consignes du photographe. Derrière eux probablement une toile peinte et des plantes incertaines, floues. Il a cinq ans, un peu plus peut-être, c’est un petit bonhomme charmant. Ses bottes brillent sous la lumière. Ses cheveux noirs brillent aussi. Il n’y a pas encore sur lui les signes de cette dureté ambiguë qu’affichera plus tard son regard. La main sur l’encolure, faussement tiède, les doigts pliés, l’animal ne mord pas, museau fermé, cornes sages.



8
L’ombre d’un dos au fond d’un couloir. Un couloir qui ressemblait à la galerie d’une mine cousue de replis, de torsions mauves, un boyau de velours où les ombres se multipliaient à mesure qu’on croyait en défaire le dessin, en dénouer les intentions. L’ombre de l’ombre d’une ombre, et le visage se changeait en dos, une ombre pouvait-elle fabriquer une ombre, dupliquer son effacement ?



9
Quand je repense à cet hiver-là, quand j’y retourne avec mon corps, cette fine membrane tissée d’oubli, de méprises et de chutes, je retrouve le désir farouche de ne pas arriver auprès d’elle les mains vides, les joues humides. J’aurais voulu pouvoir lui offrir quelque chose, une vision, un fétiche, un caillou, une promesse en forme de phrase, mais je n’avais aucune idée du paysage qu’elle allait devoir traverser.



10
Lui aussi avait cherché son souffle et fait semblant de croire à la guérison. Un jour de juillet 1917, il avait tracé dans son journal ces lignes sans passé et sans avenir, énigmatiques, vivantes : « Il échappa à leurs cercles. Il fut entouré de brouillard. Une clairière ronde. L’oiseau Phénix dans les buissons. Une main qui traçait toujours une croix sur un visage invisible. Une pluie toujours fraîche, un chant variable comme s’il venait d’une poitrine qui respirait. »



11
Certains jours, ce dos au fond de la galerie qui n’était le frère de personne était le dos d’un fils très unique, celui qui avait réussi les épreuves du conte et qui, insensible aux victoires, continuait à forer la paroi pour en inventer de nouvelles. Celui-là, jamais il ne reviendrait au château réclamer son dû, et jamais il ne reverrait son père. Et c’était sans doute mieux pour tout le monde que ce fils très unique qui n’était le frère de personne, pas même de moi (ou de toi) qui le lirais au siècle suivant, ne revint pas au village. Qu’il n’en finisse pas de manquer à l’appel de son père, à sa parole, qu’il ne soit pas reconnu, qu’il n’en ait pas eu le temps ou qu’il n’ait simplement pas retrouvé son chemin.




On peut poursuivre la lecture de cet extrait sur le site de l’éditeur (en pdf).
Sereine Berlottier, Avec Kafka, cœur intranquille, Éditions NOUS, Collection disparate, 2023
ISBN : 978-2-370841-16-2